Comment perdre un jeune chercheur dans le labyrinthe éditorial?

L’acerbe compétition scientifique interuniversitaire et interpaire, ainsi que la croissance du nombre de publications savantes risquent de rebuter les chercheurs néophytes. La complexité du marché éditorial ne fait que rajouter à leur épreuve. Ce n’est pas sans difficulté que le bibliothécaire assume sa responsabilité dans la guidance des étudiants de deuxième et troisième cycle. Il ne saurait pas encourager les chercheurs à publier sans les aviser sur les différents modèles économiques de l’édition scientifique, les implications juridiques et les retombées scientométriques des parutions.

Révisons brièvement la recette d’un atelier éditorial. Ingrédients incontournables : publication traditionnelle (imprimée), pre-print, post-print, revue électronique en libre accès (auto-archivage), revue hybride (libre accès numérique + version papier payante), revue open avec barrière mobile (embargo de 6 à 24 mois) [1]; ajoutez-y une pincée de performance scientifique (indice bibliométrique) et enrobez le tout de quelques notions de droit d’auteur. Résultat final : on a de quoi être étourdi !

Depuis quelques années, la gent scientifique est secouée par une crise éditoriale (tarifs prohibitifs pour l’accès aux ressources [2], accusations d’autoplagiat, nombreuses rétractations [3], contestation des méthodes d’évaluation de la recherche). Simultanément, le passage du Copyright au Copyleft et la popularité croissante des licences Creative Commons ont remodelé la diffusion du savoir.

Le scandale du monopole éditorial a fait surface en même temps que l’essor du mouvement Open Access (début des années 2000). L’enjeu est majeur pour les grands agrégateurs scientifiques qui se disputent actuellement le marché (Elsevier, Springer et Wiley), car ce créneau est une poule aux œufs d’or. Ce sont eux qui font des profits de 25 à 40%, tandis que les petites sociétés réclament des frais de survie (voir la récente faillite du groupe Swets, par ex.). De surcroît, le taux d’indexation pratiqué sur les licences d’accès aux ressources numériques dépasse de loin le taux d’inflation, au point où ces licences ont entraîné un essoufflement des bourses académiques. De grands établissements universitaires de Canada (Toronto, UdeM) et d’ailleurs (même Harvard! [4]) ont décidé de mettre fin à certaines ententes. On réclame la restitution à la société des données issues de la recherche financée publiquement – et ce sans frais de consultation. Or, la multiplication des initiatives en matière de libre accès vient embrasser cette tendance.

À la lumière de ces constatations, un choix moral se pose avant tout aux chercheurs : publier dans une revue traditionnelle bien cotée (facteur d’impact élevé) ou bien en libre accès? Pour bien d’entre eux, la première option est encore la voie sage d’une crédibilité assurée (rappelons-nous que les trois éminences grises de l’édition savante possèdent plus de la moitié des publications avec haut rendement bibliographique).

La langue de publication est un autre critère décisionnel: publier en français pour un auditoire restreint ou bien en anglais afin de bénéficier d’une large visibilité?

Enfin, la question des droits entre en ligne de compte : en règle générale, les éditeurs traditionnels deviennent les gestionnaires des droits patrimoniaux; par contre, ce modèle comporte des avantages monétaires (surtout pour des livres). Le modèle open ne rapporte pas. Bien au contraire, les publications en libre accès avec des frais « virés » (le modèle APC ou Article Publication Charge [5]) sont supportées entièrement par les auteurs mêmes!

Au-delà du choix individuel, quelle alternative s’offre aux universités canadiennes face au monopole éditorial? Des licences de réciprocité [6]? Une entente entre les presses universitaires et Google pour la numérisation et la diffusion de la production scientifique? Ou peut-être la création d’une base de connaissances nationale à l’instar de la BACON française [7]?

L’Association des bibliothèques de recherche du Canada (CARL-ABRC) a mis récemment sur pied un groupe de travail sur la promotion des publications OA, sans que les modalités techniques soient clairement établies. Les universités québécoises pèsent de leur côté les options viables, tout en essayant de ne pas délaisser leur plateforme éditoriale Érudit.

On ignore pour le moment l’aboutissement de ces agissements. Une chose est certaine : les acteurs de tous bords se sont mobilisés sous l’effet de la tonsure budgétaire et du mouvement pour la démocratisation de la production savante. La mutation qui est en train de se produire fera date. Dans l’intervalle, tâchons de ne pas décourager nos jeunes chercheurs et de les guider dans leur début de carrière au mieux de nos compétences.

_____________________________

[1] Durieux, V., & Vandooren, F. (mis en ligne le 21 octobre 2014). Publier dans une revue Open Access. Consulté le 21 novembre 2014

[2] Moatti, A. (2013). Du rififi dans l’édition scientifique. Consulté le 4 décembre 2014

[3] Mongeon, P., & Larivière, V. (2013). La fraude scientifique éclabousse aussi les coauteurs. Consulté le 4 décembre 2014

[4] Mathis, R. (mis en ligne le 23 avril 2012). Les éditeurs scientifiques tueront-ils même Harvard? Consulté le 4 décembre 2014.

[5] L’auteur couvre les frais de révision (lecture par les pairs) et les frais techniques de mise en ligne. La charge de l’auteur s’élève à 1400$-2000$.

[6] Maurel, L. (mis en ligne le 14 novembre 2014). Les licences à réciprocité : une piste pour la « transformation numérique » de l’économie? Consulté le 4 décembre 2014.

[7] Quinson, L. (mis en ligne le 3 décembre 2014). Le projet BACON entre dans sa phase opérationnelle. Consulté le 3 décembre 2014.

À propos de Emanuela Chiriac

Bibliothécaire à l'Université du Québec en Outaouais, responsable des collections en psychologie, sciences sociales et travail social ; centres d'intérêt: bibliométrie, édition scientifique et droit d'auteur.

8 Réponses vers “Comment perdre un jeune chercheur dans le labyrinthe éditorial?”

  1. Emanuela, avez-vous monté comme telle un atelier ou une documentation pour renseigner et guider les chercheurs? Ici à l’UQAM on veut faire davantage la promotion du libre accès mais nous n’avons pas encore une ressource qui centralise tout ce qu’il faut savoir en soutien à la publication en libre accès. Si vous avez commencé à structurer vos idées, je serais intéressée… 🙂

    J’aime

  2. Vicky Gagnon-Mountzouris Réponse 16 décembre 2014 à 10:48

    Je pose deux questions suite à cette partie du texte « À la lumière de ces constatations, un choix moral se pose avant tout aux chercheurs : publier dans une revue traditionnelle bien cotée (facteur d’impact élevé) ou bien en libre accès?  »

    1. Choix moral vraiment? Les chercheurs sont évalués sur le nombre de publications et l’impact de leurs recherches!

    2. Il ne faut pas non plus oublier l’importance des dépôts institutionnels. La plupart des grandes revues permettent le dépôt d’une version dans un dépôt et donc, même en publiant dans une revue commerciale à haut facteur d’impact, on peut tout de même rendre la recherche visible et disponible. Encore faut-il que les chercheurs conservent les versions de leurs articles et que les processus soient clairs 😉

    J’aime

    • Oui, le nombre de publications compte – je ne dis pas le contraire. Alors quelle différence de paraître dans une publication OA ou une publication commerciale? Quel incitatif pour l’open access? Monétaire ? – hors question. Prestige? – pour qu’une nouvelle publication gagne en prestige, alors qu’on en décompte déjà plus de 5,000 sur le marché, faut faire du chemin. Et puis certaines publications OA ne bénéficient même pas d’un comité de lecture… leur impact ne sera vraisemblablement pas pareil que celui d’une revue consacrée depuis longue date. Visibilité? – les dépôts institutionnels ne contiennent pas forcement toutes les publications; en plus, pour détecter une thèse dans un dépôt faut rechercher ponctuellement dans cette base-là… c’est quasiment du web profond. Il y a actuellement des dizaines de dépôts institutionnels… Personnellement, j’ai des réserves à croire que le dépôt d’une thèse dans un dépôt institutionnel pèse dans un CV autant qu’un article publié (quitte à y résumer le contenu de la thèse en question) dans une revue commerciale avec un haut facteur d’impact. Si ce n’est de l’éthique, comment on peut nommer le refus de certains chercheurs de débarquer d’un comité de lecture chez un éditeur prédateur, quand on leur suggère justement de s’en désolidariser en guise de désapprobation envers les tarifs exorbitants qu’ils pratiquent ??? Crainte de perdre son protecteur??

      Je trouve très bien votre page sur la bibliométrie 🙂

      J’aime

      • Vicky Gagnon-Mountzouris 16 décembre 2014 à 14:46

        En fait, c’est totalement l’inverse pour les dépôts institutionnels!! En fait, au contraire l’indexation par Google et Google Scholar permet enfin à des recherches obscures et aux thèses de facilement se retrouver dans les premiers résultats d’une recherche. Ça augmente énormément le nombre de vues d’une publication, de téléchargements et au final, potentiellement, de citation. Nous avons des exemples très concrets à l’ÉTS et plusieurs articles dans la littérature le démontre (je pourrais le retrouver). Il faut comprendre que le professeur publie dans le dépôt institutionnel sensiblement le même article qu’il a publié dans une revue scientifique, ce qui n’affecte en rien la qualité du CV, au contraire!! C’est ce qui est généralement appelé la Voie verte et qui me semble la plus porteuse.

        La Voie Dorée (publier dans une revue OA où l’on paie) est aussi intéressante, mais coûteuse et malheureusement pas toujours aussi bien évaluée par les organismes subventionnaires et les Décanats à la recherche. Tant que les choses ne change pas de ce côté, il est très utopique de penser qu’un chercheur ayant le choix, ne choisissent pas la revue la mieux cotée. L’OA a très peu à voir et c’est pourquoi, je ne considère pas que c’est un choix moral pour le chercheur (sauf la Voie verte), mais un choix politique. Dans mes commentaires, je parle bien sûr des publications scientifiques avec révision par les pairs, les livres édités ou les actes de conférences éditées. J’exclus ici toutes les publications dans les magasines et autres éditeurs prédateurs ou « vanishing » à ce moment, c’est effectivement une autre question.

        J’aime

Rétroliens/Pings

  1. La recherche | Pearltrees - 10 décembre 2014

    […] Comment perdre un jeune chercheur dans le labyrinthe éditorial? L’acerbe compétition scientifique interuniversitaire et interpaire, ainsi que la croissance du nombre de publications savantes risquent de buter les chercheurs néophytes. […]

    J’aime

Laisser un commentaire