Le devoir de l’usage équitable (Fair Dealing)

Pour une troisième année consécutive, la semaine de l’usage équitable (Fair Use/Fair Dealing Week) – dernière semaine du mois de février – a été marquée par des célébrations à travers les universités américaines et canadiennes[1]. Les bibliothèques, de concert avec des avocats spécialisés en propriété intellectuelle et des professeurs de droit, ont mené une campagne de sensibilisation destinée à la communauté universitaire et au grand public: des ateliers et conférences avec entrée libre, des kiosques d’information, des improvisations infographiques murales et vestimentaires, des guides et règlements institutionnels, etc. Autant d’initiatives vouées à dissiper le brouillard autour de cette doctrine controversée.

La loi sur le droit d’auteur protège l’exclusivité des créateurs en matière de permissions de reproductions et leur confère des avantages économiques (monétaires) en guise de récompense et d’incitatif. Mais elle protège également les intérêts des consommateurs, au bénéfice de l’émulation et de la performance économique. En ce sens, chaque système législatif (national) consacre l’existence d’un patrimoine culturel commun – le domaine public – et veille à son développement[2]. L’entre-deux, qui est l’«usage équitable», se veut le garant de cet équilibre entre l’auteur et la société, alors même que les œuvres sont encore protégées. Équilibre, par ailleurs, précaire du moment où sa mise en application est sujette à des multiples interprétations, elles-mêmes tributaires au contexte socioculturel circonscrit par la juridiction[3].

Bien que le Canada ait adopté ce principe d’inspiration britannique (dérivé de la common law) avant les États-Unis, ses critères d’admissibilité ont toujours été plus restrictifs. Cette dichotomie juridique s’est dès lors traduite en une ambivalence terminologique : d’un côté, le Fair Use, l’exception la plus flexible aux droits d’auteur, s’applique essentiellement aux États-Unis (section 107 du Copyright Act); de l’autre, le Fair Dealing, exception limitée à quelques conditions précises, est répandu dans les pays du Commonwealth, tels la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie.

La citation est l’application la plus stricte et, en quelque sorte, l’expression minimaliste de l’usage équitable. Il est essentiel, et ce dans le but de faciliter la propagation des savoirs, que les critiques et les journalistes aient la permission de citer sans payer des redevances aux détenteurs des droits[4]. La citation et l’illustration de l’enseignement sont les principes de base d’une pratique équitable, inscrits à l’art. 10 de la Convention de Berne (1886, dernière mise à jour 1979), entente internationale en matière de propriété intellectuelle dont le Canada est signataire[5]. Ces principes seront imbriqués dans la loi canadienne du droit d’auteur de 1921 : l’article 29 stipule ainsi que « l’usage équitable pour des fins de recherche ou d’étude privée ne représente pas une violation de la présente loi »[6]; les sections 29.1 et 29.2 élargissent l’exception à la critique, au compte-rendu et à la communication des nouvelles, à la condition que la source soit indiquée. En 2012, lors de la « modernisation » de la loi, trois nouveaux usages s’ajoutent aux pratiques équitables : la parodie, la satire et l’éducation. À défaut des précisions supplémentaires, les termes « recherche » et « étude privée » vont se préciser au travers de la jurisprudence. Dans l’affaire CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada [2004], la cour décide qu’« il faut interpréter le mot « recherche » de manière large afin que les droits des utilisateurs ne soient pas indûment restreints » et que « la recherche ne se limite pas à celle effectuée dans un contexte non commercial ou privé ». Huit ans plus tard, dans le dossier Alberta (Éducation) c. Canadian Copyright Licencing Agency (Access Copyright) [2012], les juges écartent les accusations de la société de gestion de droits à l’endroit des enseignants (maternelle à la douzième année) : ces derniers sont autorisés à effectuer et distribuer des photocopies, car « [leur] rôle consiste à faciliter la recherche et l’étude privée des élèves et de permettre à ceux-ci de disposer du matériel nécessaire à l’apprentissage ».  La Cour Suprême du Canada réitère, par la même occasion, la symbiose entre les fins de la recherche/étude privée et de l’enseignement, tout en spécifiant que « l’adjectif « privée » ne doit pas être interprété comme exigeant de l’utilisateur qu’il consulte l’œuvre protégée dans l’isolement ».

Aussitôt les nouvelles dispositions légales entrées en vigueur (2012), Copibec explique (interprète) ainsi leur signification pour les établissements d’enseignement: « l’utilisation d’une œuvre à des fins d’éducation pourrait être une utilisation équitable, mais une telle utilisation n’est pas automatiquement équitable; l’analyse des faits et des circonstances entourant l’utilisation déterminera si cette utilisation est véritablement équitable »[7]. En effet, le but de l’usage ne justifie pas ipso facto les conditions de l’usage : invoquer des fins éducatives ne doit pas être une ruse pour se dérober à la loi. Le contournement d’un verrou numérique (Digital Rights Management), par exemple, pour accéder un contenu protégé serait ainsi une violation à la loi, même si ce contenu servira uniquement à l’étude[8].

L’aspect le plus controversé de l’usage équitable en enseignement est la proportion « sécuritaire » de la reproduction des œuvres. La licence universitaire de Copibec autorise à reproduire, sur supports papier et numérique, 15% d’une œuvre inscrite dans son répertoire[9]. Il convient de spécifier que la Loi canadienne sur le droit d’auteur ne fournit ni chiffre ni proportion exacte. D’un autre côté, le répertoire de Copibec n’est pas exhaustif. Parmi les exceptions les plus fréquentes, certains recueils de cas, solutionnaires ou tests psychologiques sont bien connus par les bibliothécaires.

Les bibliothèques des établissements d’enseignement occupent, de par leur double mission (conservation et circulation), une place de choix dans la loi modernisée sur les droits d’auteur (2012)[10]. La législation canadienne en matière d’exceptions en faveur des bibliothèques et des services d’archives est considérée comme étant parmi les plus « complètes et novatrices »[11]. Ces dispositions peuvent se résumer comme suit[12]:

  • La reproduction en vue de la conservation n’est permise qu’à des fins internes et sous réserve que l’œuvre ne soit plus disponible sur le marché.
  • Il est permis pour une bibliothèque de reproduire (reprographier) un article tiré d’un périodique de nature scientifique si la date de publication précède d’au moins 12 mois la date de la reproduction. Une seule copie doit être remise au requérant. Cette exception ne s’applique pas aux œuvres de fiction, musicales ou dramatiques.
  • La bibliothèque peut se procurer une reproduction sur papier ou une copie numérique pour le compte d’un enseignant ou d’un étudiant, mais elle doit s’assurer que l’utilisation est restreinte à son établissement d’attache et à des fins d’étude (ex. : prêt-entre-bibliothèques, thèse à la carte[13], etc.). Dans le cas des copies numériques, la bibliothèque doit prendre des mesures en vue d’empêcher les destinataires de faire plus d’une impression et d’avoir accès aux fichiers plus de cinq jours ouvrables après la date de la première utilisation.
  • Il est interdit de faire des reproductions dans le but d’en tirer profit. Les bibliothèques peuvent toutefois recouvrer les coûts afférents desdites copies (ex. frais associés au papier ou à l’entretien de l’appareil utilisé, frais relatif au salaire de l’employé ayant effectué les reprographies), tout en évitant la surtarification.
  • Toute machine à reprographier placée dans les murs de la bibliothèque doit être prévue d’un avertissement règlementaire à l’effet que son usage est restreint aux enseignants, aux étudiants et au personnel de l’établissement dont elle relève et que les reproductions des œuvres sous droits doivent se faire en conformité avec la loi (selon l’entente que ledit établissement a conclue avec une société de gestion habilitée à octroyer des licences).

L’usage équitable est le moteur du fonctionnement quotidien des bibliothèques des établissements d’enseignement; grâce aux exceptions réglementaires, elles sont le maillon fort de la diffusion des savoirs. Même lorsque les cas d’exception ne les concernent pas directement, elles ont un rôle clé dans la prise de conscience par les étudiants et les enseignants de leurs droits et leurs obligations vis-à-vis la loi du droit d’auteur. À travers des présentations ou des séances de référence, le bibliothécaire peut rappeler, par exemple, l’obligation pour l’étudiant de supprimer la reproduction d’une leçon reçue par télécommunication dans les trente jours suivant la date de son évaluation finale (art. 30.01 de la loi).

De surcroît, les bibliothèques détiennent des ententes individuelles ou consortiales, qui ont préséance sur la loi, avec des fournisseurs de collections documentaires numériques. Ces licences prévoient, entre autres, les conditions de distribution et de reproduction à travers un réseau sécurisé comme Moodle ou un système de réserve électronique. Il n’est pas rare pour un bibliothécaire d’expliquer aux usagers les permissions contradictoires des différents fournisseurs sur le même contenu (permissions maintenant affichées, hélas, dans SFX), ou d’inciter les professeurs à diffuser le permalien d’un article plutôt que son texte intégral (c’est vrai, non tant pour se conformer à la loi, que pour optimiser l’investissement dans des actifs numériques).

Une professeure spécialisée en propriété intellectuelle me confiait récemment combien il est important pour chaque établissement d’enseignement de définir ses lignes directrices en matière de droit d’auteur à l’usage des enseignants, des étudiants et de son personnel. S’il se trouve, les bibliothèques ont, elles aussi, un devoir de sensibilisation en regard des exceptions admissibles au titre d’usage équitable et de ses obligations réglementaires. La semaine de l’usage équitable (Fair Dealing) serait l’occasion idéale de célébrer, par des publications (peut-être une adaptation en français du Code of Best Practices in Fair Use for Academic and Research Libraries?), affiches et animations, cette doctrine légale qui est la pierre d’assise de la recherche et de l’avancement des connaissances.

Rendez-vous, donc, en février 2017!


[1] Fair Use/Fair Dealing Week; Fair Dealing Canada est un projet de sensibilisation mis en branle conjointement par les bibliothèques des universités de Toronto, Alberta, Nouveau-Brunswick et Queens. CARL Member Libraries Celebrate Fair Dealing Week; Association of Research Libraries (ARL) : Fair Use/Fair Dealing Week 2016; Brock University : It’s Fair Dealing Week in Canada; University of the Fraser Valley : Fair Dealing week in Canada; Ryerson University : Celebrate Fair Dealing Week – Celebrate User’s Rights; University of Alberta, NAIT et MacEwan University: Copyright: Fair Dealing Week 2016, etc.

[2] Le domaine public regroupe les œuvres pour lesquels les droits sont soit expirés (50 ans après le décès du créateur au Canada), soit abandonnés par le créateur même au profit des utilisateurs (Copyleft). Les œuvres en libre accès ne font pas nécessairement partie du domaine public.

[3] Plusieurs pays ont adhéré au principe du Fair Use, mais les critères légaux qui sous-tendent ce principe et les interprétations que les tribunaux nationaux en font comportent des variations entre, par exemple, Israël, Taiwan, Philippines ou Singapore.

[4] Cette exception a ses propres limites raisonnables : en règle générale, un journaliste ou un critique ne doit pas citer plus de 2-3 paragraphes d’un livre ou d’un article. Selon Strong, W. S. (2014). The Copyright Book : A Practical Guide. Cambridge, Massachusetts : MIT Press, p. 273-274.

[5] Geist, M. (2014). Fairness Found : How Canada quietly shifted from Fair Dealing to Fair Use. Dans M. Geist (dir.) The Copyright Pentalogy (p. 187-201). Ottawa : University of Ottawa Press.

[6] Ibidem.

[7] Couette, F. Copibec. (2012). La loi sur le droit d’auteur : les nouvelles exceptions en faveur des établissements d’enseignement. Consulté le 18 février 2016.

[8] Université du Québec. (2014). Guide du droit d’auteur destiné aux concepteurs et créateurs d’outils et de matériel pédagogique à l’Université du Québec, p. 29. Consulté le 4 mars 2016.

[9] La licence Copibec pour les universités peut être consultée ici : http://copibeceducation.ca/licence-universitaire/. Le répertoire Copibec contient l’ensemble des éditeurs et des auteurs ayant signé une entente de représentation avec cette société.

[10] Les articles 29.4 à 30.3 et 45 de la loi s’appliquent aux bibliothèques, musées ou services d’archives faisant partie d’un établissement d’enseignement.

[11] Crews, K. [2014?]. Résumé de l’étude sur les limitations et exceptions au droit d’auteur en faveur des bibliothèques et des services d’archives (SCCR/29/3). Consulté le 12 mars 2016.

[12] Le Guide du droit d’auteur de l’Université du Québec (voir plus haut) réserve un chapitre aux exceptions applicables aux bibliothèques, musées ou services d’archives faisant partie d’un établissement d’enseignement (p. 63-73).

[13] Atelier National de Reproduction des Thèses (France).

 

À propos de Emanuela Chiriac

Bibliothécaire à l'Université du Québec en Outaouais, responsable des collections en psychologie, sciences sociales et travail social ; centres d'intérêt: bibliométrie, édition scientifique et droit d'auteur.

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