Collaborer avec le professeur pour l’évaluation des sources : les critères d’autorité

Les bibliothécaires hésitent parfois à aborder l’évaluation des sources en formation et ils laissent cet aspect aux professeurs. Je propose un modèle de collaboration où le bibliothécaire intervient avec un rôle délimité et clair dans le cours : en abordant l’évaluation des sources uniquement par les critères d’autorité ou de « contenant » : auteur, éditeur, processus de publication, bibliométrie…

La danse des bibliothécaires et des professeurs

La relation entre bibliothécaire et professeur est la clé majeure du succès dans l’enseignement des compétences informationnelles (1). Cette relation est basée sur l’historique des échanges, la qualité des services, le professionnalisme et… la claire définition des rôles de chacun.

Traditionnellement, le professeur sait que le bibliothécaire est la personne-clé à qui demander de former les étudiants sur la recherche de documents, la manipulation d’interfaces… Selon mon expérience, pour les citations, le plagiat ou le droit d’auteur, le professeur et le bibliothécaire sont dans une zone intermédiaire où ils doivent communiquer leurs attentes réciproques. Enfin, pour ce qui est de l’évaluation des sources, des processus de publication scientifique et de la pensée critique, j’ai remarqué que le professeur conserve souvent cette partie à enseigner.

Je veux ma part du gâteau!

Or, je suis gourmand et je suis sûr que beaucoup d’entre vous le sont aussi. Enseigner toutes ces compétences informationnelles supérieures est extrêmement :

  • Intéressant. C’est un défi récent. Il y a un territoire de connaissances à conquérir, à s’approprier, à diffuser. Esprits pionniers, sortez vos pioches!
  • Nourrissant. La qualité des échanges sur ces sujets avec les étudiants et les collègues nous enrichit et nous pousse vers l’excellence.
  • Diversifiant. Cela nous permet de sortir du triptyque maudit Booléen-Thésaurus-Proxy.
  • Stimulant. Il faut constamment remettre l’ouvrage sur la table et y incorporer les changements rapides dans le domaine.
  • Valorisant. On monte d’un cran dans le contenu enseigné, donc nous montons aussi.

C’est aussi de plus en plus le cœur de notre métier. Chaque année, nous expliquons moins comment trouver que comment évaluer.

Comment convaincre un professeur ?

Lorsque nous intervenons dans un cours, le professeur est l’hôte et nous sommes l’invité. Cette relation d’hospitalité a une caractéristique principale : la reconnaissance de deux rôles différents et clairement délimités. L’invité ne peut aller où il veut, ni faire ce qu’il veut, ni prendre la place de l’hôte. On dit parfois qu’il est le «prisonnier de l’hôte» (2) et c’est normal.

Pour relâcher la tension de stress inhérente à toute relation d’hospitalité (3), je propose de définir clairement les rôles dès le début de mon intervention sur l’évaluation des sources. Pour cela, je propose d’enseigner seulement une partie de l’évaluation des sources : uniquement selon les critères d’autorité ou selon « les éléments de contenant »… Ainsi, je laisse au professeur l’évaluation analytique du contenu des documents.

Les risques du métier

Lorsque j’interviens, je demande au professeur d’être dans la classe. Juste avant, je lui ai explicitement demandé de ne pas hésiter à me contredire. En effet, en raison des règles de l’hospitalité, l’hôte peut hésiter à défier son invité en public (2). Levez ce doute pour lui. Par exemple, mon rôle sera celui qui fait des généralités (c’est aussi un de mes défauts), et le professeur jouera le rôle de celui qui nuance.

J’insiste ensuite pendant mon intervention pour qu’il commente ou ajoute des nuances. Ça me permet de faire des pauses, de varier le ton et le rythme et surtout de me poser en partenaire avec le professeur. L’hospitalité a lieu entre personnes qui se reconnaissent mutuellement comme pairs (2). Étant bibliothécaire et invité, je peux aussi prendre plus de risques et assumer plus d’inconfort public que le professeur, «souverain» dans son cours (2).

Toutes ces frictions, ces oppositions, ces contradictions sont (contre intuitivement) très positives pour l’éveil à la pensée critique. Il est bon que les étudiants assistent à une conversation critique, correctrice, en construction entre deux personnes présentant des faits et non des opinions.

Enfin, je travaille avec le professeur pour incorporer les réactions ou les commentaires des étudiants. Pour qu’ils osent participer, il est bon de baisser le biais de conformisme (la classe silencieuse) et le biais d’autorité (vous et le prof). La conversation critique que vous avez devrait déjà y contribuer. Cependant, j’ajoute aussi une petite technique que j’aime bien et que j’emprunte à Richard Monvoisin. Au début de la formation, je lance un petit jeu en disant que j’ai inséré volontairement une erreur dans la présentation (en fait il y en a deux!). Celui ou celle qui la trouve repart avec un Foutaisomètre dédicacé et plastifié par moi (les autres ne l’ont qu’en papier et en PDF).

Critère d’autorité ?

J’ai basé le cadre général de mon intervention sur les travaux de Kahneman (4) et les deux vitesses possibles du cerveau (élégamment expliqués ici par Christophe Michel). Il y a une vitesse lente, faite pour analyser profondément un sujet, très gourmande en énergie, en temps et en motivation. Et il y a une vitesse très rapide, basée sur nos automatismes, qui sont très économes en énergie, mais basés sur notre confiance, nos préjugés, nos filtres mentaux, nos « heuristiques de jugement ».

Exemples :
« – Ho, ça provient de Nature, je peux citer ça les yeux fermés.»
« – Waou, 127 citations depuis 2008! Ça doit être du lourd.»
« – C’est une étude empirique : enfin un truc sérieux à réutiliser après toutes ces théories.»
« – Cette revue a un comité de lecture, pas la peine de vérifier la méthodologie.»
« – C’est écrit petit, avec une bibliographie et des schémas compliqués. C’est de la science!»

Ça va être à moi d’expliquer aux étudiants comment discipliner ces raccourcis de jugement. Mon intervention consiste à lister tous les critères d’autorité (ou de contenant), à les comprendre et à connaître leurs limites.

Je fais un rêve (5)

Je fais le rêve qu’un jour les bibliothécaires iront encore plus loin en enseignant tous les aspects de la pensée critique de leur discipline, les méthodes scientifiques, les sophismes, les biais cognitifs… Nous avons déjà à cœur l’accès à une information de qualité. Voulons-nous devenir aussi les garants de la bonne santé informationnelle de notre communauté?

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Remerciements

Je remercie le professeur Julien Riel-Salvatore grâce à qui cette approche a été testée avec succès dans son cours Méthodes et Concepts en Archéologie de 2e année de baccalauréat.

Merci à mes collègues de la Bibliothèque des lettres et sciences humaines pour leurs retours de qualité, spécialement à Pascale Bellemare pour l’édition de ce texte.

Documents en libre accès

Le document de présentation utilisé, son code source pour le programme Beamer et le Foutaisomètre sont disponibles sur Papyrus, le dépôt institutionnel de l’UdeM.

Bibliographie

1. Bélanger, G., Boisvert, D., Lemieux, M.-M., et Séguin, C. (2017). Qualité des pratiques de développement des compétences informationnelles au sein du réseau de l’Université du Québec [Rapport de recherche]. Québec : Université du Québec. Repéré à : http://rapport-qualite-pdci.uquebec.ca/

2. Shryock, A. (2012). Breaking Hospitality Apart: Bad Hosts, Bad Guests, and the Problem of Sovereignty. Journal of the Royal Anthropological Institute, 18: S20–33. https://doi.org/10.1111/j.1467-9655.2012.01758.x.

3. Burn, Shawn M. (2017, 17 novembre). Reducing Host-Guest Tensions: How to Be a Good Houseguest. [Billet de blogue]. Repéré dans Psychology Today (blog) à : https://www.psychologytoday.com/us/blog/presence-mind/201711/reducing-host-guest-tensions-how-be-good-houseguest.

4. Kahneman, D. (2011). Thinking, Fast and Slow. New York : Farrar Straus Giroux.

5. I have a dream. (s.d.) Dans Wikipédia, l’encyclopédie libre. Repéré le 4 avril 2018 à http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=I_have_a_dream&oldid=147107637 .

À propos de Pascal Martinolli

Bibliothécaire à l'Université de Montréal, responsable de la formation à l’utilisation de l’information à la Bibliothèque des lettres et sciences humaines

4 Réponses vers “Collaborer avec le professeur pour l’évaluation des sources : les critères d’autorité”

  1. Un rêve assez révolutionnaire, mais réalisable. Renforcer notre expertise en autorité informationnelle revient à réduire le clivage (terme trop rigide?) entre nous et les enseignants et soutenir une dynamique saine en classe. Je partage ton rêve, Pascal 🙂

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  2. Merci pour cet article très intéressant.

    Dans mon contexte (ULB, Bruxelles), les professeurs ont plutôt tendance à déléguer, à passer la main…Cela leur libère du temps et en même temps constitue une preuve de confiance. Les avoir en présentiel est donc très difficile.

    Beaucoup de questions pratiques émergent de votre article:
    Quel âge ont vos étudiants? En quelle année sont-ils? Combien d’heures de formation pour leur enseigner votre « partie »? Avez-vous des exemples concrets pour « discipliner leur jugement »? …

    Aimé par 1 personne

    • Pascal Martinolli Réponse 1 juin 2018 à 12:56

      Merci Sophie. 1) Les étudiants sont en 2e année universitaire (début de la vingtaine). Ma partie a duré un peu plus d’1h30 sur les 3h d’un cours hebdomadaire qui se donne sur 4 mois. C’est peu. 3) Lorsque la présentation sera disponible en ligne vous pourrez consulter ces deux exemples. Exemple 1- diapo no.20: discuter sur la polémique soulevée par l’éditeur de cette revue. Exemple 2 – diapo no. 30: discuter de la déformation médiatique entre l’article original et un article de presse.

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